Le combat d’un chirurgien pour respecter le temps de travail des internes
«Nous ne sommes pas au-dessus de la loi»
Face à la surcharge de travail donnée aux internes de médecine, en poste jusqu’à 70 heures par semaine dans sa spécialité, le chirurgien Olivier Turrini a décidé de réorganiser son service pour respecter la durée réglementaire et alléger les missions des stagiaires.
Olivier Turrini, 49 ans, n’est plus interne depuis longtemps mais les 48 heures hebdomadaires de travail sont devenues son engagement. Chirurgien digestif à l’Institut Paoli-Calmettes, centre régional de lutte contre le cancer situé à Marseille, il est à la tête d’un service de huit médecins seniors, cinq internes et trois assistants. Il y a quatre ans maintenant, ce chef de département a fait des pieds et des mains pour baisser la charge hebdomadaire de ses stagiaires. Il est loin d’être le seul. Il incarne le visage de ce changement. Orateur d’un discours mobilisateur en 2019 – Les 48 heures pour les internes, ça peut marcher! – devant ses pairs (quelque peu éberlués) de l’Académie nationale de la chirurgie, Olivier Turrini veut croire à une évolution des mentalités. La problématique est au cœur des revendications portées par les internes durant leur mouvement de grève (à partir de vendredi) et leur journée de manifestation ce samedi. Pour Libération, il dissèque les 48 heures, son non-respect et sa laborieuse généralisation.
Aujourd’hui, un interne qui passe en stage dans votre service travaille entre 48 à 53 heures hebdomadaires suivant les périodes de l’année. Soit17 à 22heures de moins que la moyenne nationale estimée par l’Intersyndicale nationale des internes (Isni) pour la chirurgie. Comment êtes-vous parvenu à cet aménagement d’horaires?
C’est le fruit de plusieurs années de réflexion. Il est né quand je suis devenu chef de service en 2017. Deux ans plus tôt, la France avait reconnu le maximum légal de 48 heures fixé par l’Union européenne. Mes responsabilités de chef m’imposaient de respecter la loi. Ou du moins de m’y rapprocher le plus possible. Alors j’ai lancé le projet en impliquant tout le monde avec moi, notamment les seniors, pour que l’ensemble du service adhère à la démarche. On a essayé de nouvelles organisations, on est revenus en arrière, on a rectifié, accordé de la souplesse… Avant de finir par trouver notre propre système, notre parfait équilibre, avec des internes qui ont cessé de bosser 70 heures par semaine.
Concrètement, qu’avez-vous fait évoluer?
Notre modèle n’est sans doute pas transposable dans tous les services, chacun doit pouvoir s’organiser selon ses impératifs, mais chez nous, en premier lieu, les internes ne viennent pas tous les jours. Au départ, on avait tenté de mettre en place un modèle de présence quotidienne façonnée en demi-journée. Un interne commençait à 8 heures et se faisait remplacer par un camarade à 16 heures. Ça n’a pas fonctionné. C’était trop compliqué pour eux de se stopper en plein milieu d’une tâche ou d’un acte médical, notamment lorsqu’ils étaient au bloc. Alors on a rectifié le tir, pour passer sur des grosses journées de travail, compensées par de vrais jours off de récupération. C’est notre fonctionnement actuel. On fait leur planning deux mois à l’avance et, entre médecins seniors, on s’organise pour combler les manques. Il m’arrive désormais de venir seconder un collègue au bloc, comme le ferait un interne. Avant, je ne le faisais uniquement que lorsqu’il y avait une complication au niveau de l’opération. Aujourd’hui, les seniors s’assistent entre eux.
Vous avez également mis le paquet sur un meilleur partage des obligations administratives…
Oui. L’autre grand changement concerne la paperasse, les ordonnances, les comptes rendus de sortie. On a fait en sorte que ce ne soit plus toujours les internes qui s’en chargent. Par exemple, je rédige et valide bien plus de prescriptions médicales qu’à une époque. Tous mes autres collègues aussi. C’est loin d’être anodin. Cela participe à un véritable allègement du travail journalier de nos internes.
Certains médecins jugent les 48heures hebdomadaires insuffisantes pour former comme il se doit un interne. Que leur répondez-vous?
Que si nous les sortons de la pression administrative, ils auront assez de temps pour apprendre le cœur de leur métier. Aujourd’hui, tout est écrit et informatisé pour des raisons de sécurité. Les internes passent d’interminables heures devant les ordinateurs. Consciemment ou inconsciemment, nous, les seniors, leur avons délégué une très grande partie de ces fonctions formalistes. C’est comme ça qu’ils se retrouvent à 80 heures de temps de présence à l’hôpital, pour parvenir à faire tout de même un peu de médical à côté. Si on revient aux fondamentaux, avec beaucoup de pratique, 48 heures suffisent. La clé, c’est de leur laisser du temps pour leurs recherches scientifiques, pour aller au bloc, pour rester auprès des patients. Ce sera d’autant plus bénéfique que l’interne sera plus reposé, et donc bien plus disposé à assimiler des gestes ou des connaissances.
N’y a-t-il pas un problème de sous-effectifs dans la communauté médicale pour envisager un tel changement dans chaque service hospitalier du pays?
Probablement, mais c’est trop facile de tout rejeter là-dessus. Même si on n’est pas assez nombreux, on n’a pas le droit de le faire entièrement subir aux internes. On doit pouvoir mieux compenser. Et avoir envie de le faire. C’est comme certains seniors qui déclarent «oui mais nous aussi, au temps de notre internat, on faisait 90heures, c’est ça devenir médecin!» Ce type de discours influence naturellement les plus jeunes, qui respectent beaucoup la figure de l’aîné. Mais, moi, je réponds à ces seniors qu’il y a une loi et que la communauté médicale n’est pas au-dessus d’elle. Des services hospitaliers n’accordent toujours pas à leurs internes le repos de sécurité après une garde [le repos de onze heures, instauré en2002, ndlr]. Ils sont nombreux à le faire. Mais j’entends encore certains chefs dire sans complexe «ah mais si, je les libère à 14heures» alors qu’ils doivent quitter le service dès 9 heures du matin. La France est à la traîne.
C’est-à-dire?
Aux Etats-Unis, ils ont réglé et plafonné le problème du temps de travail depuis longtemps. Ils s’attaquent désormais à la thématique du harcèlement des internes : à la façon dont on leur parle, dont on les traite lors de leur stage. En France, nous en sommes encore à débattre de la limite horaire acceptable pour ne pas transformer l’interne en un travailleur corvéable à merci. Il existe une forme de réticence aux changements pour une partie de la profession, qui ne veut pas sortir des modèles de fonctionnement d’il y a vingt, trente, quarante ans.
Un fossé générationnel est-il doucement en train de se creuser?
Je le crois, oui. Attention, il y a des médecins seniors qui font déjà très attention aux horaires de leurs stagiaires. Néanmoins, certains tiennent toujours un discours du métier-passion, du sacerdoce. Ils estiment que l’hôpital doit continuer d’être toute la vie du médecin. Des internes intériorisent ce discours et ne le remettent pas en question. Mais dans le même moment, d’autres arrivent en stage avec l’idée qu’ils ne sacrifieront pas leur vie privée pour leur boulot. C’est l’évolution naturelle de la société, le monde médical n’y échappera pas et je trouve que c’est une bonne chose. Moi, je connais beaucoup de chirurgiens de ma génération qui ont une vie familiale, intime et personnelle, très compliquée. Je souhaite un équilibre plus épanouissant aux futurs médecins. La crise du Covid va peut-être aboutir à un début de prise de conscience collective. De toute façon, je suis persuadé que tout ira en s’améliorant pour eux. Le train est en marche et dans la bonne direction, la seule interrogation est de savoir à quelle échéance il entrera en gare.
par Anaïs Moran et et photo Patrick Gherdoussi
publié le 17 juin 2021 à 22h01
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